VII

 

C’était l’une des plus élégantes maisons de Ratopolis – un magnifique fromage de Hollande – qu’habitait la famille Raton. Le salon, la salle à manger, les chambres à coucher, toutes les pièces nécessaires au service, étaient distribuées avec goût et confort. C’est que Raton et les siens comptaient parmi les notables de la ville, et jouissaient de l’estime universelle.

Ce retour à son ancienne situation n’avait point enflé le cœur de ce digne philosophe. Ce qu’il avait été, il ne devait pas cesser de l’être, modeste dans ses ambitions, un vrai sage dont la Fontaine eût fait le président de son conseil de rats. On se fût toujours bien trouvé de suivre ses avis. Seulement il était devenu goutteux et marchait avec une béquille, lorsque la goutte ne le retenait pas dans son grand fauteuil. Il attribuait cela à l’humidité du banc de Samobrives, où il avait végété plusieurs mois. Bien qu’il eût été aux eaux réputées les meilleures, il en était revenu plus goutteux qu’avant. Cela était d’autant plus fâcheux pour lui, que, phénomène très bizarre, cette goutte le rendait impropre à toute métamorphose ultérieure. En effet, la métempsycose ne pouvait s’exercer sur les individus atteints de cette maladie des riches. Raton resterait donc rat, tant qu’il serait goutteux.

Mais Ratonne, elle, n’était pas philosophe. Voyez-vous sa situation, alors que, promue dame et grande dame, elle aurait pour mari un simple rat, et un rat goutteux encore ! Cela serait à mourir de honte ! Aussi était-elle plus acariâtre, plus irritable que jamais, cherchant noise à son époux, gourmandant ses servantes, à propos d’ordres mal exécutés parce qu’ils étaient mal donnés, faisant la vie dure à toute la maison.

« Il faudra pourtant vous guérir, monsieur, disait-elle, et je saurai bien vous y contraindre !

– Je ne demanderais pas mieux, ma bonne, répondait Raton, mais je crains que ce ne soit impossible, et je devrai me résigner à rester rat...

– Rat ! moi, la femme d’un rat ! et de quoi aurai-je l’air ?... Et ne voilà-t-il pas, d’autre part, notre fille amoureuse d’un garçon qui n’a pas le sou !... Quelle honte ! Supposez que je sois princesse un jour, Ratine sera princesse aussi...

– C’est donc que je serai prince, répliqua Raton, non sans une pointe de malice.

– Vous, prince, avec une queue et des pattes ! Voyez-vous le beau seigneur ! »

C’est ainsi que, toute la journée, on entendait geindre dame Ratonne. Le plus souvent, elle essayait de passer sa mauvaise humeur sur le cousin Raté. Il est vrai que le pauvre cousin ne cessait de prêter à la plaisanterie. Cette fois encore, la métamorphose n’avait pas été complète.

Il n’était rat qu’à moitié, – rat par-devant, mais poisson par-derrière avec une queue de merlan, ce qui le rendait absolument grotesque. Dans ces conditions, allez donc plaire à la belle Ratine, ou même aux jolies autres rates de Ratopolis !

« Mais, qu’ai-je donc fait à la nature, pour qu’elle me traite ainsi, s’écriait-il, qu’ai-je donc fait ?

– Veux-tu bien cacher cette vilaine queue ! disait dame Ratonne.

– Je ne peux pas, ma tante !

– Eh bien, coupe-la, imbécile, coupe-la ! »

Et le cuisinier Rata offrait de procéder à cette section, puis d’accommoder cette queue de merlan d’une façon supérieure. Quel régal c’eût été pour un jour de fête tel que celui-ci !

Jour de fête à Ratopolis ? Oui, mes chers enfants ! Aussi la famille Raton se proposait-elle de prendre part aux réjouissances publiques. Elle n’attendait plus pour partir que le retour de Ratine.

En ce moment, un carrosse s’arrêta à la porte de la maison. C’était celui de la fée Firmenta en costume de brocart et d’or, qui venait rendre visite à ses protégés. Si elle souriait parfois des ambitions risibles de Ratonne, des jactances ridicules de Rata, des bêtises de Ratane, des lamentations du cousin Raté, elle faisait grand cas du bon sens de Raton, elle adorait la charmante Ratine et s’employait au succès de son mariage. Et, en sa présence, dame Ratonne n’osait plus reprocher au beau jeune homme de ne pas même être prince.

On fit donc accueil à la fée, sans lui ménager les remerciements pour tout ce qu’elle avait fait et ferait encore.

« Car nous avons bien besoin de vous, madame la fée ! dit Ratonne. Ah ! quand serai-je dame ?

– Patience, patience, répondit Firmenta. Il faut laisser opérer la nature, et cela demande un certain temps.

– Mais pourquoi veut-elle que j’aie une queue de merlan, quoique je sois redevenu rat ? s’écria le cousin en faisant une mine pitoyable. Madame la fée, ne pourrait-on m’en débarrasser ?...

– Hélas ! non, répondit Firmenta, et, vraiment, vous n’avez pas de chance. C’est votre nom de Raté qui veut cela, probablement. Espérons cependant que vous n’aurez point une queue de rat quand vous deviendrez oiseau !

– Oh ! s’écria dame Ratonne, que je voudrais donc être une reine de volière !

– Et moi, une belle grosse dinde truffée ! dit naïvement la bonne Ratane.

– Et moi, un roi de basse-cour ! ajouta Rata.

– Vous serez ce que vous serez, riposta le père Raton. Quant à moi, je suis rat, et le resterai grâce à ma goutte, et mieux vaut l’être, après tout, que de se retrousser les plumes, comme bien des oiseaux de ma connaissance ! »

En ce moment, la porte s’ouvrit, le jeune Ratin parut, pâle, défait. En quelques mots, il eut raconté l’histoire de la ratière, et comment Ratine était tombée dans le piège du perfide Gardafour.

« Ah ! c’est ainsi, répondit la fée. Tu veux lutter encore, maudit enchanteur ! Soit ! À nous deux ! »

 

VIII

 

Oui, mes chers enfants, tout Ratopolis est en fête, et cela vous eût bien amusés, si vos parents avaient pu vous y conduire. Jugez donc ! Partout de larges arceaux avec des transparents de mille couleurs, des arcs de feuillage au-dessus des rues pavoisées, des maisons tendues de tapisseries, des pièces d’artifices se croisant dans les airs, de la musique à chaque coin de carrefour, et, je vous prie de le croire, les rats en montreraient aux meilleurs orphéons du monde. Ils ont de petites voix douces, douces, des voix de flûte d’un charme inexprimable. Et, comme ils interprètent les œuvres de leurs compositeurs : les Rassini, les Ragner, les Rassenet et tant d’autres maîtres !

Mais, ce qui eût excité votre admiration, c’est un cortège de tous les rats de l’univers et de tous ceux qui, sans être rats, ont mérité ce nom significatif.

On y voit des rats qui ressemblent à Harpagon, portant sous la patte leur précieuse cassette d’avare ; des rats à poils, vieux grognards, dont la guerre a fait des héros, toujours prêts à égorger le genre humain pour conquérir un galon de plus ; des rats à trompe, avec une vraie queue sur le nez, comme en fabriquent ces farceurs de zouaves africains ; des rats d’église, humbles et modestes ; des rats de cave, habitués à fourrer leur museau dans la marchandise pour le compte des gouvernements ; et surtout des quantités fabuleuses de ces gentils rats de la danse qui exécutent les passes et contre-passes d’un ballet d’opéra !

C’est au milieu de ce concours de beau monde que s’avançait la famille Raton, conduite par la fée. Mais elle ne voyait rien de cet éblouissant spectacle. Elle ne songeait qu’à Ratine, la pauvre Ratine, enlevée à l’amour de ses père et mère, comme à l’amour de son fiancé !

On arriva ainsi sur la grande place. Si la ratière était toujours sous le berceau, Ratine ne s’y trouvait plus.

« Rendez-moi ma fille ! » s’écriait dame Ratonne, dont toute l’ambition n’allait plus qu’à retrouver son enfant, et cela faisait réellement pitié de l’entendre.

La fée essayait en vain de dissimuler sa colère contre Gardafour. On le voyait à ses lèvres pincées, à ses yeux qui avaient perdu leur douceur habituelle.

Un grand brouhaha s’éleva alors au fond de la place. C’était un cortège de princes, de ducs, de marquis, enfin des plus magnifiques seigneurs en costumes superbes, précédés de gardes armés de toutes pièces.

En tête du principal groupe se détachait le prince Kissador, distribuant des sourires, des saluts protecteurs à toutes ces petites gens qui lui faisaient la cour.

Puis, en arrière, au milieu des serviteurs, se traînait une pauvre et jolie rate. C’était Ratine, si surveillée, si entourée, qu’elle ne pouvait songer à fuir. Ses doux yeux pleins de larmes en disaient plus que je ne saurais vous en dire. Gardafour, marchant près d’elle, ne la quittait pas du regard. Ah ! il la tenait bien, cette fois !

« Ratine... ma fille !...

– Ratine... ma fiancée ! » s’écrièrent Ratonne et Ratin, qui essayèrent vainement d’arriver jusqu’à elle.

Il fallait voir les ricanements dont le prince Kissador saluait la famille Raton, et quel coup d’œil provocateur Gardafour lançait à la fée Firmenta. Bien qu’il fût privé de son pouvoir de génie, il avait triomphé, rien qu’en employant une simple ratière. Et, en même temps, les seigneurs complimentaient le prince sur sa conquête. Avec quelle fatuité le sot recevait ces compliments !

Soudain la fée étend le bras, agite sa baguette, et aussitôt s’opère une nouvelle métamorphose.

Si le père Raton reste rat, voilà dame Ratonne changée en perruche, Rata en paon, Ratane en oie, et le cousin Raté en héron. Mais, toujours sa mauvaise chance, et au lieu d’une belle queue d’oiseau, c’est une maigre queue de rat qui frétille sous son plumage !

Au même moment, une colombe s’enlève légèrement du groupe des seigneurs : c’est Ratine !

Que l’on juge de l’hébétement du prince Kissador, de la colère de Gardafour ! Et les voilà tous, courtisans et serviteurs, à la poursuite de Ratine, qui s’enfuit à tire-d’aile.

Le décor a changé. Ce n’est plus la grande place de Ratopolis, c’est un paysage admirable dans un cadre de grands arbres. Et des divers coins du ciel s’approchent mille oiseaux, qui viennent faire accueil à leurs nouveaux frères aériens.

Alors dame Ratonne, fière de son plumage, heureuse de son caquetage, se livre aux ébats les plus gracieux, tandis que, toute honteuse, la bonne Ratane ne sait plus où cacher ses pattes d’oie.

De son côté, Rata – dom Rata, s’il vous plaît – fait la roue, comme s’il avait été paon toute sa vie, tandis que le pauvre cousin murmure à voix basse :

« Raté encore !... Raté toujours ! »

Mais voici qu’une colombe traverse l’espace, en poussant de petits cris joyeux, décrit des courbes élégantes, et vient se poser légèrement sur l’épaule du beau jeune homme.

C’est la charmante Ratine, et on peut l’entendre qui murmure à l’oreille de son fiancé en battant de l’aile :

« Je t’aime, mon Ratin, je t’aime ! »

 

IX

 

Où sommes-nous, mes chers enfants ? Toujours dans un de ces pays que je ne connais pas, dont je ne pourrais dire le nom. Mais celui-ci, avec ses vastes paysages encadrés d’arbres de la zone tropicale, ses temples qui se découpent un peu crûment sur un ciel très bleu, il ressemble à l’Inde, et ses habitants à des Hindous.

Entrons dans ce caravansérail, une sorte d’immense auberge, ouverte à tout venant. C’est là qu’est réunie la famille Raton, au complet. Suivant le conseil de la fée Firmenta, elle s’est mise en voyage. Le plus sûr, c’était de quitter Ratopolis, pour échapper aux vengeances du prince, tant que l’on ne serait pas assez fort pour se défendre. Ratonne, Ratane, Ratine, Rata et Raté ne sont encore que de simples volatiles. Qu’ils deviennent des fauves, et il ne sera plus si facile d’en avoir raison.

Oui, de simples volatiles, parmi lesquels Ratane a été une des moins favorisées. Aussi se promène-t-elle seule dans la cour du caravansérail.

« Hélas ! hélas ! s’écrie-t-elle, après avoir été une truite élégante, une rate qui a su plaire, être devenue une oie, une oie domestique, une de ces oies de basse-cour que n’importe quel cuisinier peut farcir de marrons ! »

Et elle soupirait à cette idée, ajoutant :

« Qui sait même si mon mari n’aura pas la pensée de le faire ? C’est qu’il me dédaigne, à présent ! Comment voulez-vous qu’un paon si majestueux ait la moindre considération pour une oie si vulgaire ? Si encore j’étais dinde !... Mais non ! Et Rata ne me trouve plus à son goût ! »

Et cela ne parut que trop, lorsque le vaniteux Rata entra dans la cour. Mais aussi quel beau paon ! Il agite sa légère et mobile aigrette, peinte des plus brillantes couleurs. Il hérisse son plumage, qui semble brodé de fleurs et chargé de pierres précieuses. Il déploie largement le superbe éventail de ses plumes et les barbes soyeuses qui recouvrent ses pennes caudales. Comment cet admirable oiseau pourrait-il s’abaisser jusqu’à cette oie si peu attrayante sous son duvet gris cendré et son manteau brun ?

« Mon cher Rata ! dit-elle.

– Qui ose prononcer mon nom ? réplique le paon.

– Moi !

– Une oie ! Quelle est cette oie ?

– Je suis votre Ratane !

– Ah ! fi ! quelle horreur ! Passez chemin, je vous prie ! »

Vraiment la vanité fait dire des sottises.

C’est que l’exemple lui venait de haut, à cet orgueilleux. Est-ce que sa maîtresse Ratonne montrait plus de bon sens ? Est-ce qu’elle ne traitait pas aussi dédaigneusement son époux ?

Et, précisément, la voilà qui fait son entrée, accompagnée de son mari, de sa fille, de Ratin et du cousin Raté. Ratine est ravissante en colombe, avec son plumage cendré bleuâtre, le dessous de son cou vert doré, à nuances changeantes, sa poitrine d’un roux vénitien, et la délicate tache blanche qui la marque à chaque aile.

Aussi, comme Ratin la dévore des yeux ! Et quel mélodieux ron-ron elle fait entendre en voletant autour du beau jeune homme !

Le père Raton, appuyé sur sa béquille, regardait sa fille avec admiration. Comme il la trouvait belle ! Mais, ce qui est certain, c’est que dame Ratonne se trouvait plus belle encore.

Ah ! que la nature avait bien fait de la métamorphoser en perruche ! Elle bavardait, elle bavardait. Elle étageait sa queue à rendre jaloux dom Rata lui-même. Si vous l’aviez vue, quand elle se plaçait dans un rayon de soleil pour faire miroiter le duvet jaune de son cou, lorsqu’elle agitait ses plumes vertes et ses rémiges bleuâtres ! C’était, en vérité, un des plus admirables spécimens des perruches de l’Orient.

« Eh bien, es-tu contente de ta destinée, bobonne ? lui demanda Raton.

– Il n’y a plus ici de bobonne ! répondit-elle d’un ton sec. Je vous prie de mesurer vos expressions et de ne pas oublier la distance qui nous sépare maintenant !

– Moi ! ton mari ?...

– Un rat, le mari d’une perruche ! Vous êtes fou, mon cher ! »

Et dame Ratonne de se rengorger, tandis que Rata se pavanait près d’elle.

Raton fit un petit signe d’amitié à sa servante, qui n’avait point démérité à ses yeux. Puis il se dit :

« Ah ! les femmes ! les femmes ! Les voyez-vous, lorsque la vanité leur tourne la tête, – et même quand elle ne la leur tourne pas ! Mais, soyons philosophe ! »

Et, pendant cette scène de famille, que devenait le cousin Raté avec cet appendice qui n’appartient même pas à son espèce ? Après avoir été rat avec une queue de merlan, être héron avec une queue de rat ! Si cela continuait de la sorte, à mesure qu’il s’élèverait dans l’échelle des êtres, ce serait déplorable ! Aussi, demeurait-il là, dans un coin de la cour, perché sur une patte, ainsi que le font les hérons pensifs, montrant le devant de son corps dont la blancheur se relevait de petites lames noires, son plumage cendré, et sa huppe mélancoliquement rabattue en arrière.

Il fut alors question de continuer le voyage, afin d’admirer le pays dans toute sa beauté.

Mais dame Ratonne n’admirait qu’elle, et dom Rata n’admirait que lui. Ni l’un ni l’autre ne regardaient ces incomparables paysages, leur préférant villes et bourgades, afin d’y déployer leurs grâces.

Enfin, on discutait là-dessus, lorsqu’un nouveau personnage parut à la porte du caravansérail.

C’était un de ces guides du pays, vêtu à la mode hindoue, qui venait offrir ses services aux voyageurs.

« Mon ami, lui demanda Raton, qu’y a-t-il de curieux à voir ?

– Une merveille sans égale, répondit le guide, c’est le grand sphinx du désert.

– Du désert ! fit dédaigneusement dame Ratonne.

– Nous ne sommes point venus pour visiter un désert, ajouta dom Rata.

– Oh ! répondit le guide, un désert qui n’en sera plus un aujourd’hui, car c’est la fête du sphinx, et on vient l’adorer de tous les coins du monde. »

Cela était bien pour engager nos vaniteux volatiles à lui rendre visite. Peu importait, d’ailleurs, à Ratine et à son fiancé en quel endroit on les conduirait, pourvu qu’ils y allassent ensemble. Quant au cousin Raté et à la bonne Ratane, c’est précisément au fond d’un désert qu’ils eussent voulu se réfugier.

« En route, dit dame Ratonne.

– En route », répondit le guide.

Un instant après, tous avaient quitté le caravansérail, sans se douter que ce guide fût l’enchanteur Gardafour, méconnaissable sous son déguisement, et qui les attirait dans un nouveau piège.

 

X

 

Quel superbe Sphinx, infiniment plus beau que ces sphinx d’Égypte, si célèbres pourtant ! Celui-là s’appelait le sphinx de Romiradour, et c’était la huitième merveille de l’univers.

La famille Raton venait d’arriver à la lisière d’une vaste plaine, entourée de forêts épaisses, que dominait en arrière une chaîne de montagnes revêtues de neiges éternelles.

Au milieu de cette plaine, figurez-vous un animal taillé dans le marbre. Il est couché sur l’herbe, la face droite, les pattes de devant croisées l’une sur l’autre, le corps allongé comme une colline. Il mesure au moins cinq cents pieds de longueur sur cent de large, et sa tête s’élève à quatre-vingts pieds au-dessus du sol.

Ce sphinx a bien l’air indéchiffrable qui distingue ses confrères. Jamais il n’a livré le secret qu’il garde depuis des milliers de siècles. Et cependant son vaste cerveau est ouvert à quiconque veut le visiter. On y pénètre par une porte ménagée entre les pattes. Des escaliers intérieurs donnent accès à ses yeux, à ses oreilles, à son nez, à sa bouche, et jusque dans cette forêt de cheveux qui hérisse son crâne.

Au surplus, pour bien vous rendre compte de l’énormité de ce monstre, sachez que dix personnes tiendraient à l’aise dans l’orbite de ses yeux, trente dans le pavillon de ses oreilles, quarante entre les cartillages de son nez, soixante dans sa bouche, où l’on pourrait donner un bal, et une centaine dans sa chevelure touffue comme une forêt d’Amérique. Aussi, de partout vient-on, non pas le consulter, puisqu’il ne veut rien répondre, de peur de se tromper, mais le visiter comme on fait de la statue de saint Charles, dans une des îles du lac Majeur.

On me permettra, mes chers enfants, de ne pas insister davantage sur la description de cette merveille qui fait honneur au génie de l’homme. Ni les pyramides d’Égypte, ni les jardins suspendus de Babylone, ni le colosse de Rhodes, ni le phare d’Alexandrie, ni la tour Eiffel, ne peuvent lui être comparés. Lorsque les géographes seront enfin fixés sur le pays où se trouve le grand sphinx de Romiradour, je compte bien que vous irez lui rendre visite pendant vos vacances.

Mais Gardafour le connaissait, lui, et c’est là qu’il conduisait la famille Raton. En lui disant qu’il y avait grand concours de populaire dans le pays, il l’avait indignement trompée. Voilà qui allait singulièrement contrarier le paon et la perruche ! Du superbe sphinx ils ne se souciaient guère.

Comme vous le pensez, il y avait eu un plan arrêté entre l’enchanteur et le prince Kissador. Aussi le prince était-il là, sur la lisière d’une forêt voisine, avec une centaine de ses gardes. Dès que la famille Raton aurait pénétré dans le sphinx, on l’y prendrait comme en une ratière. Si cent hommes ne parvenaient pas à s’emparer de cinq oiseaux, d’un rat et d’un jeune amoureux, c’est que ceux-ci seraient protégés par quelque puissance surnaturelle.

En les attendant, le prince allait et venait. Il donnait les signes de la plus vive impatience. Avoir été vaincu dans ses entreprises contre la belle Ratine ! Ah ! quelle vengeance il eût tiré de cette famille si Gardafour avait recouvré son pouvoir ! Mais l’enchanteur était encore réduit à l’impuissance pour quelques semaines.

Enfin, cette fois, toutes les mesures avaient été si bien prises, que vraisemblablement, ni Ratine, ni les siens n’échapperaient aux machinations de leur persécuteur.

En ce moment, Gardafour se montra en tête de la petite caravane, et le prince, entouré de ses gardes, se tint prêt à intervenir.

 

XI

 

Le père Raton marchait d’un bon pas, malgré sa goutte. La colombe, décrivant de grands cercles dans l’espace, venait de temps en temps se poser sur l’épaule de Ratin. La perruche, voltigeant d’arbre en arbre, s’élevait pour tâcher d’apercevoir la foule promise. Le paon tenait sa queue soigneusement repliée, pour ne pas la déchirer aux épines, tandis que Ratane se dandinait sur ses larges pattes. Derrière eux, le héron, bec baissé, frappait rageusement l’air de sa queue de rat. Il avait bien essayé de la fourrer dans sa poche, je veux dire sous son aile, mais il avait dû y renoncer, parce que celle-ci était trop courte.

Enfin, les voyageurs arrivèrent au pied du sphinx. Jamais ils n’avaient rien vu de si beau.

Cependant dame Ratonne et dom Rata interrogeaient le guide, disant :

« Et ce grand concours de monde que vous nous avez promis ?

– Dès que vous aurez atteint la tête du monstre, répondit l’enchanteur, vous dominerez la foule, et vous serez vus de plusieurs lieues à la ronde.

– Eh bien, entrons vite !

– Entrons. »

Tous pénétrèrent à l’intérieur, sans défiance. Ils ne s’aperçurent même pas que le guide était resté en dehors, après avoir refermé sur eux la porte ménagée entre les pattes du gigantesque animal.

Au-dedans régnait une demi-clarté, qui se glissait par les ouvertures de la face, le long des escaliers intérieurs. Après quelques instants, on put voir Raton se promenant entre les lèvres du sphinx, dame Ratonne voletant sur le bout du nez où elle se livrait aux plus coquets ébats, dom Rata au sommet du crâne, faisant une roue à éclipser les rayons du soleil.

Le jeune Ratin et la jeune Ratine étaient placés dans le pavillon de l’oreille droite, où ils se chuchotaient les plus douces choses.

Dans l’œil droit se tenait Ratane, dont on ne pouvait apercevoir le modeste plumage ; dans l’œil gauche, le cousin Raté, dissimulant de son mieux sa queue lamentable.

De ces divers points de la face, la famille Raton se trouvait heureusement postée pour contempler le splendide panorama qui se déroulait jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Le temps était superbe, pas un seul nuage au ciel, pas une vapeur à la surface du sol.

Soudain une masse animée se dessine sur la lisière de la forêt. Elle s’avance, elle s’approche. Est-ce donc la foule des adorateurs du sphinx de Romiradour ?

Non ! Ce sont des gens armés de piques, de sabres, d’arcs, d’arbalètes, marchant en peloton serré. Ils ne peuvent avoir que de mauvais desseins.

En effet, le prince Kissador est à leur tête, suivi de l’enchanteur, qui a quitté ses vêtements de guide. La famille Raton se sent perdue, à moins que ceux de ses membres qui ont des ailes ne s’envolent à travers l’espace.

« Fuis, ma chère Ratine, lui crie son fiancé. Fuis !... Laisse-moi aux mains de ces misérables !

– T’abandonner... Jamais ! » répond Ratine.

Et d’ailleurs, c’eût été trop imprudent. Une flèche aurait pu percer la colombe, et aussi la perruche, le paon, l’oie, le héron. Mieux valait se cacher dans les profondeurs du sphinx. Peut-être réussirait-on à s’échapper quand la nuit serait venue, à se sauver par quelque issue secrète, sans rien craindre des arbalétriers du prince.

Ah ! combien il était regrettable que la fée Firmenta n’eût pas accompagné ses protégés au cours de ce voyage !

Cependant le beau jeune homme avait eu une idée, et très simple, comme toutes les bonnes idées : c’était de barricader la porte à l’intérieur, et c’est ce qui fut fait sans retard.

Il était temps, car le prince Kissador, Gardafour et les gardes, arrêtés à quelques pas du sphinx, interpellaient les prisonniers pour les sommer de se rendre.

Un « non ! » bien accentué, qui sortit des lèvres du monstre, ce fut la seule réponse qu’ils obtinrent.

Alors, les gardes de se précipiter vers la porte, et, comme ils l’assaillirent avec d’énormes quartiers de roches, il fut manifeste qu’elle ne tarderait pas à céder.

Mais, voici qu’une légère vapeur enveloppe la chevelure du sphinx, et, se dégageant de ses dernières volutes, la fée Firmenta apparaît debout sur la tête du sphinx de Romiradour.

À cette miraculeuse apparition, les gardes reculent. Mais Gardafour parvient à les ramener à l’assaut, et les ais de la porte commencent à s’ébranler sous leurs coups.

En ce moment, la fée abaisse vers le sol la baguette qui tremble dans sa main.

Quelle irruption inattendue se fait à travers la porte disjointe !

Une tigresse, un ours, une panthère, se précipitent sur les gardes. La tigresse, c’est Ratonne, avec son pelage fauve. L’ours, c’est Rata, le poil hérissé, les griffes ouvertes. La panthère, c’est Ratane, qui bondit effroyablement. Cette dernière métamorphose a changé les trois volatiles en bêtes féroces.

En même temps, Ratine s’est transformée en une biche élégante, et le cousin Raté a pris la forme d’un baudet, qui brait avec une voix terrible. Mais – voyez le mauvais sort ! – il a conservé sa queue de héron, et c’est une queue d’oiseau qui pend à l’extrémité de sa croupe ! Décidément il est impossible de fuir sa destinée.

À la vue des trois formidables fauves, les gardes n’ont pas hésité un instant ; ils ont détalé comme s’ils avaient le feu à leurs trousses. Rien n’aurait pu les retenir, d’autant plus que le prince Kissador et Gardafour leur ont donné l’exemple. D’être dévorés vivants, cela ne leur convenait pas, paraît-il.

Mais, si le prince et l’enchanteur ont pu gagner la forêt, quelques-uns de leurs gardes ont été moins heureux. La tigresse, l’ours et la panthère étaient parvenus à leur barrer la route. Aussi les pauvres diables ne songèrent-ils qu’à chercher refuge à l’intérieur du sphinx, et bientôt on les vit allant et venant dans sa vaste bouche.

Pour une mauvaise idée, c’était une mauvaise idée, et lorsqu’ils le reconnurent, il était trop tard.

En effet, la fée Firmenta étend de nouveau sa baguette, et des hurlements épouvantables se propagent comme les éclats de la foudre à travers l’espace.

Le sphinx vient de se changer en lion.

Et quel lion ! Sa crinière se hérisse, ses yeux jettent des flammes, ses mâchoires s’ouvrent, se ferment et commencent leur œuvre de mastication... Un instant après, les gardes du prince Kissador ont été broyés par les dents du formidable animal.

Alors la fée Firmenta saute légèrement sur le sol. À ses pieds viennent ramper la tigresse, l’ours, la panthère, comme font les animaux féroces aux pieds de la dompteuse qui les tient sous son regard.

C’est depuis cette époque que le sphinx est devenu le lion de Romiradour.

 

XII

 

Un certain temps s’est écoulé. La famille Raton a définitivement conquis la forme humaine, – sauf le père qui, toujours aussi goutteux que philosophe, est resté rat. À sa place, d’autres se seraient dépités, ils auraient crié à l’injustice du sort, maudit l’existence. Lui se contentait de sourire, heureux, disait-il, de n’avoir rien à changer à ses habitudes.

Quoi qu’il en soit, tout rat qu’il est, c’est un riche seigneur. Comme sa femme n’eût point consenti à habiter son vieux fromage de Ratopolis, c’est dans une grande cité, la capitale d’un pays encore inconnu, qu’il occupe un palais somptueux, sans en être plus fier pour cela. La fierté, ou plutôt la vanité, il la laisse à dame Ratonne, devenue duchesse. Il faut la voir se promener dans ses appartements dont elle finira par user les glaces à force de s’y regarder !

Ce jour-là, du reste, le duc Raton a brossé son poil avec le plus grand soin, et fait autant de toilette qu’on en peut attendre d’un rat. Quant à la duchesse, elle s’est parée de ses plus beaux. atours : robe à ramages, où se mélangent le velours frappé, le crêpe de Chine, le surah, la peluche, le satin, le brocart et la moire ; corsage à la Henri II ; traîne brodée de jais, de saphirs et de perles, longue de plusieurs aunes, remplaçant les diverses queues qu’elle portait avant d’être femme ; diamants qui jettent des feux étincelants ; dentelles que l’habile Arachné n’aurait pu faire ni plus fines, ni plus riches ; chapeau Rembrandt, sur lequel s’étage un parterre de fleurs ; enfin, tout ce qu’il y a de plus à la mode.

Mais, demanderez-vous, pourquoi ce luxe d’ajustement ? Le voici :

C’est aujourd’hui que l’on va célébrer, dans la chapelle du palais, le mariage de la charmante Ratine avec le prince Ratin. Oui, il est devenu prince, pour plaire à sa belle-mère. – Et comment ? – En achetant une principauté. – Bon ! Les principautés, bien qu’elles soient en baisse, doivent coûter assez cher !.. – Sans doute ! Aussi Ratin a-t-il consacré à cette acquisition une partie du prix de la perle, – vous n’avez point oublié, la fameuse perle, trouvée dans l’huître de Ratine, qui valait plusieurs millions !

Il est donc riche. Pourtant ne croyez pas que la richesse ait modifié ses goûts ni ceux de sa fiancée qui va devenir princesse en l’épousant. Non ! Bien que sa mère soit duchesse, elle est toujours la jeune fille modeste que vous connaissez, et le prince Ratin en est plus épris que jamais. Elle est si belle dans sa toilette blanche, enguirlandée de fleurs d’oranger !

Il va sans dire que la fée Firmenta est venue assister à ce mariage, qui est un peu son œuvre.

C’est donc un grand jour pour toute la famille. Aussi dom Rata est-il superbe. En sa qualité d’ex-cuisinier, il est devenu homme politique. Rien de beau comme son habit de pair, qui a dû lui coûter gros, car, en le retournant, on peut en faire un habit de sénateur, – ce qui est très avantageux.

Ratane, elle, n’est plus une oie, à sa grande satisfaction : c’est une dame pour accompagner. Son époux s’est fait pardonner ses dédaigneuses manières d’autrefois. Il lui est revenu tout entier, et se montre même un peu jaloux des seigneurs qui papillonnent autour de son épouse.

Quant au cousin Raté... Mais il va entrer tout à l’heure, et vous pourrez le contempler à votre aise.

Les invités sont réunis dans le grand salon constellé de lumières, embaumé du parfum des fleurs, orné des meubles les plus riches, drapé de tentures comme on n’en fait plus de nos jours.

On est venu des environs pour assister au mariage du prince Ratin. Les grands seigneurs, les grandes dames, ont voulu faire cortège à ce couple charmant. Un majordome annonce que tout est prêt pour la cérémonie. Alors se forme le plus merveilleux cortège que l’on puisse voir, et qui se dirige vers la chapelle, tandis qu’une harmonieuse musique se fait entendre.

Il ne fallut pas moins d’une heure pour le défilé de ces importants personnages. Enfin, dans un des derniers groupes, paraît le cousin Raté.

Un joli jeune homme, ma foi, une vraie gravure de mode ; manteau de cour, chapeau orné d’une magnifique plume qui balaie le sol à chaque salut.

Le cousin est marquis, s’il vous plaît, et ne fait point tache dans la famille. Il a fort bonne mine, il se présente avec grâce. Aussi les compliments ne lui manquent-ils pas, et il les reçoit non sans une certaine modestie. On peut observer, toutefois, que sa physionomie est empreinte de quelque tristesse, son attitude légèrement embarrassée. Il baisse volontiers les yeux et détourne son regard de ceux qui l’approchent. Pourquoi cette réserve ? N’est-il pas homme maintenant, et autant que n’importe quel duc ou prince de la cour ?

Le voilà donc qui s’avance à son rang dans le cortège, marchant d’un pas rythmé, un pas de cérémonie, et, arrivé à l’angle du salon, il se retourne... Horreur !...

Entre les pans de son habit, sous son manteau de cour, passe une queue, une queue de baudet ! En vain cherche-t-il à dissimuler ce honteux reste de la forme précédente !... Il est dit qu’il ne s’en débarrassera jamais !

Voilà, mes chers enfants : lorsque l’on commence mal la vie, il est bien difficile de reprendre la bonne route. Le cousin est homme désormais. Il a atteint le haut de l’échelle. Il n’a plus à compter sur une nouvelle métamorphose qui le délivrerait de cette queue. Il la gardera jusqu’à son dernier soupir...

Pauvre cousin Raté !

 

XIII

 

C’est ainsi que fut célébré le mariage du prince Ratin et de la princesse Ratine, avec une extrême magnificence, digne de ce beau jeune homme et de cette belle jeune fille, si bien faits l’un pour l’autre !

Au retour de la chapelle, le cortège revint dans le même ordre, et toujours le même comme il faut, la même correction dans son allure, enfin une noblesse d’attitude qui ne se rencontre à un tel degré que dans les hautes classes, paraît-il.

Si on objecte que tous ces seigneurs ne sont pourtant que des parvenus ; qu’en vertu des lois de la métempsycose, ils ont passé par de bien humbles phases ; qu’ils ont été des mollusques sans esprit, des poissons sans intelligence, des volatiles sans cervelle, des quadrupèdes sans raisonnement, je répondrai qu’on ne s’en douterait guère à les voir si convenables. D’ailleurs, les belles manières, cela s’apprend comme l’histoire ou la géographie. Toutefois, en songeant à ce qu’il a pu être dans le passé, l’homme ferait mieux de se montrer plus modeste, et l’humanité y gagnerait.

Après la cérémonie du mariage, il y eut un repas splendide dans la grande salle du palais. Dire que l’on y mangea de l’ambroisie apprêtée par les premiers cuisiniers du siècle, que l’on y but du nectar puisé aux meilleures caves de l’Olympe, ce ne serait pas assez.

Enfin, la fête se termina par un bal où de jolies bayadères et de gracieuses almées, vêtues de leurs costumes orientaux, vinrent émerveiller l’auguste assemblée.

Le prince Ratin, comme il convient, avait ouvert le bal avec la princesse Ratine, dans un quadrille où la duchesse Ratonne figurait au bras d’un seigneur de sang royal. Dom Rata y prenait part en compagnie d’une ambassadrice, et Ratane y fut conduite par le propre neveu d’un Grand Électeur.

Quant au cousin Raté, il hésita longtemps à payer de sa personne. Bien qu’il lui en coutât de se tenir à l’écart, il n’osait inviter les femmes charmantes auxquelles il eût été si heureux d’offrir son bras, à défaut de sa main. Enfin, il se décida à faire danser une délicieuse comtesse, d’une remarquable distinction. Cette aimable femme accepta... un peu légèrement, peut-être, et voilà le couple lancé dans le tourbillon d’une valse de Gung’l.

Ah ! quel effet ! La place ne fut bientôt plus tenable ! Vainement le cousin Raté avait voulu ramasser sous son bras sa queue de baudet, comme les valseuses font de leur traîne. Cette queue, emportée par le mouvement centrifuge, lui échappa. Et alors, la voilà qui se détend comme une lanière, qui cingle les groupes dansants, qui s’entortille à leurs jambes, qui provoque les chutes les plus compromettantes, et amène enfin celle du marquis Raté et de la délicieuse comtesse.

Il fallut l’emporter, à demi pâmée de honte, pendant que le cousin s’enfuyait à toutes jambes !

Ce burlesque épisode termina la fête, et chacun se retira au moment où le bouquet d’un feu d’artifice développait sa gerbe éblouissante dans les profondeurs de la nuit.